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annie georges Quelques bonnes feuilles de « A ma guise, chroniques 1943-1947 » d'Orwell mises en ligne par bakchich et acrimed.
[extraits]
Sorti le 26 septembre aux éditions Agone, le livre « A ma guise » regroupe des textes d’Orwell, écrits pour « Tribune », un hebdomadaire de l’aile gauche du parti travailliste, entre décembre 1943 et février 1945. Sous la forme de conversations familières, l’écrivain parle des idéologues qu’il combat, décrit les bombardements sur Londres, mais aussi les petites choses de la vie quotidienne, qui en disent long sur la démocratie en temps de guerre. Mécaniquement, la guerre réduit certaines inégalités. « Bakchich » publie, en exclusivités, deux chroniques du recueil.
Chronique II : Open squares en temps de guerre Je constate que les grilles font progressivement leur réapparition autour des squares londoniens. Elles sont en bois, certes, mais ce n’en sont pas moins des grilles. Les usagers légitimes des squares vont donc pouvoir faire usage à nouveau de leurs clés chéries et interdire aux enfants des pauvres d’y pénétrer.
Quand
on a enlevé les grilles qui entouraient les parcs et les squares, c’était principalement pour récupérer de la ferraille ; mais cela fut pris également comme un geste démocratique. Il y avait désormais davantage d’espaces verts ouverts au public et l’on pouvait rester dans les parcs jusqu’à pas d’heure au lieu d’en être chassé à la fermeture par des gardiens patibulaires. On découvrit aussi, à cette occasion, que ces grilles étaient non seulement inutiles mais hideuses. À être ainsi ouverts, les parcs devinrent méconnaissables ; ils prirent un aspect accueillant, presque champêtre, qu’ils n’avaient jamais eu auparavant. Si les grilles avaient disparu définitivement, un autre progrès aurait probablement suivi : les
tristes massifs de lauriers et de troènes – qui ne s’acclimatent pas bien en Angleterre et qui, à Londres en tout cas, sont systématiquement poussiéreux – auraient sans doute été arrachés et remplacés par des parterres de fleurs. Comme les grilles, ils ne servent qu’à se protéger de la
populace. Mais les gens de la haute ont réussi à éviter ce changement, comme tant d’autres d’ailleurs, et partout les palissades en bois se dressent, sans souci du travail et du bois gaspillés. (...)
Si rendre la terre d’Angleterre au peuple anglais est du vol, je suis ravi d’appeler cela du vol. Dans son zèle pour la défense de la propriété privée, mon correspondant ne prend pas le temps de se demander
comment les soi-disant propriétaires de la terre en ont pris possession. Ils l’ont purement et simplement accaparée de force, puis ils se sont offert les services de juristes pour leur fournir des actes de propriété. Dans le cas de l’enclosure des communaux, qui a eu lieu entre 1600 et 1850 environ, les voleurs de terres n’avaient même pas l’excuse d’être des conquérants étrangers. Ils se sont emparés de l’héritage de leurs propres compatriotes tout à fait ouvertement, sans avancer le moindre prétexte, sauf la loi du plus fort.
À l’exception des quelques rares terrains communautaires qui subsistent – les grandes routes, les terrains appartenant au National Trust, un certain nombre de parcs, et la zone du littoral située entre marée haute et marée basse –,
le moindre centimètre carré en Angleterre « appartient » à quelques milliers de familles. Ces gens sont à peu près aussi utiles que les vers solitaires. S’il est souhaitable que chacun puisse être propriétaire de son propre domicile et s’il est sans doute souhaitable qu’un paysan possède autant de terres qu’il peut effectivement en cultiver, l’existence d’un propriétaire foncier dans les zones urbaines n’a en revanche ni justification ni fonction. C’est seulement un individu qui a trouvé le moyen de faire du public sa
vache à lait sans rien donner en retour. Il fait monter le prix des loyers, il rend l’aménagement de l’espace urbain plus difficile et il interdit les espaces verts aux enfants : c’est littéralement tout ce qu’il fait, à part toucher ses rentes.
La disparition des grilles dans les squares était un premier pas dirigé contre lui. C’était un tout petit pas, mais un pas appréciable, comme le montre le mouvement actuel de rétablissement des grilles. Pendant près de trois ans les squares sont restés ouverts et leur gazon sacré a été piétiné par les enfants de la classe ouvrière – une vision qui suffit à faire grincer les dentiers des boursicoteurs. Si c’est du vol, alors tout ce que je peux dire, c’est : vive le vol !
www.bakchich.info/article5148.html
http://atheles.org/agone/bancdessais/amaguise/index.html « Pendant quelques années, Orwell a disposé dans l’hebdomadaire Tribune
d’une chronique de mille mots où il jouissait de la plus entière liberté dans le choix de ses sujets et dans l’expression de ses idées. Il y traite aussi bien de la bombe atomique que des amours des crapauds, de la guerre froide que de l’arrivée du printemps. Contemporaines de la rédaction de La Ferme des animaux
et de l’élaboration de 1984
, ces chroniques sont généralement considérées comme le meilleur du journalisme d’Orwell. […] » Des journaux d’avant-guerre aux médias de 1944 - (Extrait de la chronique
À ma guise, n°19, 7 avril 1944)
Parfois, sur le dessus d’une armoire ou au fond d’un tiroir, vous tombez sur un journal d’avant guerre et, une fois surmonté votre étonnement devant sa taille phénoménale, vous ne pouvez que rester
stupéfait de sa bêtise presque incroyable. Il se trouve que je viens juste de mettre la main sur le
Daily Mirror du 21 janvier 1936. Peut-être ne faut-il pas tirer trop de conclusions de ce seul exemplaire parce que le
Daily Mirror était à l’époque notre deuxième quotidien le plus stupide (juste après
Sketch, bien entendu, qui occupe toujours la première place) et parce que ce numéro est justement celui qui contient l’annonce de la
mort de George V. Il n’est, par conséquent, pas tout à fait typique. Il vaut néanmoins la peine de l’analyser comme un exemple extrême du genre de nourriture dont on nous a gavés dans l’entre-deux-guerres. Si vous voulez savoir pourquoi votre maison a été bombardée, pourquoi votre fils est en Italie, pourquoi votre impôt sur le revenu est de dix shillings par livre et pourquoi vous aurez bientôt besoin d’un microscope pour voir votre ration de beurre, vous avez sous les yeux une partie de la réponse.
Le journal compte
vingt-huit pages dont dix-sept sont entièrement consacrées au défunt roi et à la famille royale. On y trouve une biographie du roi, des articles sur ses activités d’homme d’État, de père de famille, de soldat, de marin, de chasseur de gros et petit gibier, d’automobiliste, d’homme de radio et j’en passe, le tout accompagné, bien entendu, d’innombrables photos. Si l’on met à part une publicité et une ou deux lettres, on pourrait conclure de ces dix-sept premières pages qu’aucun autre sujet n’est susceptible d’intéresser les lecteurs du Daily Mirror. Les premiers sujets sans rapport avec la royauté font leur apparition en
page 18 : inutile de dire qu’il s’agit des bandes dessinées. Les pages 18 à 23 sont entièrement consacrées aux guides de spectacles et de loisirs, aux articles humoristiques, etc. À la
page 24, quelques informations commencent à filtrer et l’on trouve des articles sur une affaire de grand banditisme, sur un concours de patinage et sur les funérailles prochaines de Rudyard Kipling. Il y a aussi des précisions sur un serpent du zoo qui refuse sa nourriture. Puis,
page 26, vient la seule référence de ce numéro du
Daily Mirror au monde réel, avec ce gros titre :
« LE DUCE PROMET : FIN DES BOMBARDEMENTS SUR LA CROIX ROUGE »
Sous ce titre et sur une demi-colonne environ, on nous explique que le Duce « déplore » les attaques contre la Croix-Rouge : elles n’ont pas été commises « délibérément ». L’article ajoute que la Société des Nations a rejeté l’appel à l’aide de l’Éthiopie et refusé d’enquêter sur les atrocités dont sont accusés les Italiens. (...)
Parmi les sujets que ce numéro du Daily Mirror n’évoque pas, il y a les chômeurs (deux ou trois millions à l’époque), Hitler, la guerre en Éthiopie, la situation politique agitée en France et les conflits manifestement sur le point d’exploser en Espagne. Il s’agit là d’un exemple extrême, mais la quasi-totalité des journaux de l’époque ressemblaient plus ou moins à cela. (...)
L’insupportable sottise des journaux anglais depuis 1900 environ a eu deux causes principales. L’une est que presque toute
la presse est aux mains d’une poignée de gros capitalistes qui ont intérêt au maintien du capitalisme et qui tentent donc d’empêcher les gens d’apprendre à penser. L’autre est qu’en temps de paix
les journaux vivent essentiellement des publicités pour les produits de consommation, pour les sociétés de construction immobilière, pour les cosmétiques, etc. ; ils ont donc tout intérêt à maintenir un état d’esprit « le soleil brille » qui incitera les gens à dépenser leur argent. (...)
Il faut donc éviter que les gens sachent la vérité sur la situation économique et politique, et détourner leur attention sur les pandas géants, les traversées de la Manche à la nage, les mariages royaux et autres sujets lénifiants. (...)
Dans le même temps, la censure et l’ingérence gouvernementale se sont certes accrues, mais elles sont loin d’être aussi paralysantes, loin de conduire à cette bêtise absolue. Mieux vaut être contrôlé par les bureaucrates que par les escrocs ordinaires.
Pour preuve, il suffit de comparer l’
Evening Standard, le
Daily Mirror, ou même le
Daily Mail d’aujourd’hui avec ce qu’ils étaient autrefois.
Beaucoup de gens disent avec franchise qu’ils achètent tel ou tel journal parce qu’ils le trouvent vivant, mais qu’ils ne croient pas un mot de ce qui y est écrit.
www.acrimed.org/article2941.html « Cela ne se fait pas » ou la censure voilée - (Extrait des chroniques
À ma guise, 7 juillet 1944)
Je lis que lord Winterton évoque dans l’
Evening Standard « la retenue exceptionnelle (nullement imposée par ordonnance ou par décret) dont ont fait preuve aussi bien le Parlement que la presse au cours de cette guerre
afin d’éviter de mettre en danger la sécurité nationale » ; il ajoute que cela nous a valu « l’admiration du monde civilisé ».
Il n’y a pas qu’en temps de guerre que la presse britannique observe cette retenue volontaire. L’une des choses les plus extraordinaires avec l’Angleterre, c’est qu’il n’y existe pratiquement pas de censure officielle et que, pourtant, rien de ce qui pourrait vraiment nuire à la classe dirigeante n’y est jamais publié, du moins dans les journaux à grand tirage. Si « cela ne se fait pas » de parler de tel ou tel sujet, eh bien, on n’en parle pas, tout simplement. Ce comportement est parfaitement résumé dans ces quelques vers signés (je crois) Hilaire Belloc.
- Dieu soit loué ! Le journaliste anglais,
- Est incorruptible, on ne peut l’acheter.
- Mais vu ce qu’il fait sans être payé
- Il n’est nul besoin de le soudoyer.Pas de pots-de-vin, pas de menaces, pas de sanctions : juste un hochement de tête, un clin d’œil, et le tour est joué. Il y a un exemple bien connu, c’est l’affaire de l’abdication. Plusieurs semaines avant que le scandale n’éclate officiellement, des dizaines de milliers de personnes, peut-être des centaines de milliers, savaient tout de
Mrs Simpson. Mais il n’y avait pas un mot là-dessus dans la presse, pas même dans le
Daily Worker, alors que les journaux européens et américains faisaient leur miel de cette histoire. Pourtant, je ne pense pas qu’il y ait eu la moindre censure effective à ce sujet : juste une « requête » officielle et un consensus général sur le fait que publier l’information prématurément « ne se faisait pas ». Je pense aussi à d’autres histoires intéressantes qui n’ont jamais été publiées, même si cela n’aurait entraîné aucune sanction.
Aujourd’hui, ce type de censure voilée touche aussi
les livres. Le ministère de l’Information, bien entendu, ne dicte aucune ligne de parti et ne publie pas de liste d’ouvrages mis à l’index. Il se contente de donner des « avis ». Les éditeurs adressent leurs livres au ministère de l’Information et celui-ci « suggère » que ceci ou cela n’est pas souhaitable, ou est « prématuré », ou même « peu judicieux dans la situation présente ». Bien qu’il n’y ait pas d’interdictions expresses ni d’instructions claires sur ce qui doit ou ne doit pas être publié, on ne passe jamais outre la ligne officielle.
Les chiens de cirque sautent quand le dresseur fait claquer son fouet, mais le chien vraiment bien dressé est celui qui exécute son saut périlleux sans avoir besoin du fouet. Voilà où nous en sommes arrivés dans ce pays grâce à trois siècles de vie commune sans guerre civile.
George Orwell
www.acrimed.org/article2941.html